ArticlesSaison 5

Berlin, la mémoire à chaque coin de rue

Introduction

Il suffit de marcher quelques minutes dans la ville de Berlin pour tomber sur une initiative mémorielle liée à la Seconde Guerre mondiale. Des Stolpersteine, des panneaux sur les lois de Nuremberg, en passant par les grands mémoriaux, Berlin remplit rigoureusement son devoir de mémoire afin de  permettre continuellement, à toutes et à tous, de réfléchir sur leur Histoire. Les initiatives interconvictionnelles portent toutes des projets à caractère mémoriel. Cependant, elles sont aussi critiques sur les politiques de mémoire pour elle-même sans actions concrètes de création de liens derrière. Si Berlin se veut être une ville où la diversité est célébrée au cœur d’une Europe réconciliée, est-ce que les pratiques mémorielles se suffisent à elles-mêmes pour renforcer la cohésion sociale à Berlin ? Quelles innovations apportent les initiatives interconvictionnelles aux pratiques mémorielles ?

I) Berlin, une ville de mémoire

  1. La rue, un espace du souvenir

Dans les rues de Berlin en juillet 2021, si nous levions la tête, nous pouvions apercevoir des panneaux rappelant les lois discriminatoires à l’égard des personnes juives. Si nous baissions la tête, nous pouvions marcher sur des Stolpersteine. Berlin en fait un point d’honneur. Personne ne peut détourner le regard du passé. Les panneaux, installés aux intersections de deux rues, reprennent des textes de lois instaurant des règles racistes. Ils dévoilent des textes de personnes juives qui témoignent de l’impact de ces lois sur leur quotidien dans les années 30 et 40. D’un autre côté, une Stolpersteine, “pierre sur laquelle on trébuche”, est un pavé doré encastré sur un trottoir près du lieu où habitait une personne déportée pendant la Seconde Guerre mondiale. Près de 53 000 Stolpersteine sont installées en Allemagne et reprennent chacune le nom et le prénom de la personne déportée, sa date de naissance, sa date de déportation et le lieu de déportation. La pose des Stolpersteine est importante pour les questions de mémoire mais également de reconnaissance pour les familles de personnes déportées.

Les organisations interconvictionnelles ont néanmoins choisi d’aller plus loin dans la pratique mémorielle. L’association JUMA régulièrement ou encore la fédération Coexister internationale ponctuellement ont choisi d’organiser des événements de solidarité autour des Stolpersteine. Des personnes de différentes convictions réalisent une marche pour raconter les histoires des personnes déportées et nettoyer les Stolpersteine afin qu’elles soient plus visibles pour les passant·es. Ces événements permettent de créer un souvenir présent à partir d’un souvenir du passé. Le souvenir présent étant la marche, l’action de solidarité, la balade, et le souvenir passé étant l’histoire des personnes déportées pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ancrer les souvenirs passés dans le présent permet ainsi de renforcer le lien à l’Histoire des personnes qui y participent. 

  1. Les mémoriaux

Berlin est aussi la ville des mémoriaux avec  plus d’une dizaine dont la plupart sont liés à la Seconde Guerre mondiale. Dans le centre politique et touristique de Berlin, sur le lieu exact de la séparation entre Berlin Est et Berlin Ouest, se trouve le mémorial des juifs assassinés d’Europe. Le mémorial est conçu par Peter Eisenman à la suite d’une initiative citoyenne portée par Lea Rosh en 1989 qui souhaitait mettre l’Allemagne devant ses responsabilités. Le mémorial est construit en 1999, après de très nombreuses discussions institutionnelles qui rappellent à quel point la mémoire est un enjeu politique. Le mémorial est un large espace de 19 073 m2, couvert de 2 711 stèles de béton censées appeler à la réflexion et à la réaction physique de solitude et de perdition.

De nombreuses personnes visitent le mémorial chaque année à Berlin. Nous avons eu la chance de le visiter en groupe avec des jeunes françaises et allemandes de différentes convictions. Nos histoires, nos vécus, nos connaissances et nos convictions ont enrichi la rencontre. Nous avons pu comparer ce que nous avions appris à l’école ou dans nos familles, notre rapport à la mémoire et l’importance que revêtait cette visite pour nous. Par exemple, Maud nous a partagé l’histoire de son grand-père et l’attente de sa famille pour la mise en place d’une Stolpersteine, ou encore Sarah qui nous partageait que dans sa famille, la Shoah était très rarement mentionnée en dehors du programme scolaire d’histoire. Ainsi, l’ingrédient interconvictionnel et interculturel apporte différentes perspectives aux pratiques mémorielles et peut donc  les renforcer.

II) Berlin, ville qui construit la paix

  1. La mémoire suffit-elle ?

Les pratiques mémorielles ont plusieurs raisons d’être : la reconnaissance du passé, de ses souffrances, mais aussi la promesse que les erreurs du passé ne se reproduisent plus. Berlin, et l’Allemagne en général, investissent massivement dans les politiques de mémoire ces dernières années. Pourtant, d’après Elizabeth de la Muslim Jewish Conference, l’antisémitisme est en hausse et les pratiques mémorielles ne suffisent pas. Elle considère notamment que la prééminence des pratiques de mémoire empêchent la compréhension de ce qu’est le judaïsme allemand aujourd’hui, de ce que vivent les Allemand·es de confession juive dans le monde contemporain, comme s’il n’y avait pas de liens entre les personnes juives de la Seconde Guerre mondiale et celles d’aujourd’hui.

Ce témoignage fait écho à une initiative de l’organisation JUMA mise en place dans le cadre de la célébration des 1700 ans de vie juive en Allemagne. JUMA a organisé un festival judéo-musulman en novembre 2021 réunissant 150 artistes juif·ves et musulman·es, le but étant de célébrer la vie culturelle et montrer comment les jeunes juif·ves et musulman·es peuvent se connecter. Les objectifs étaient multiples, c’était à la fois de réunir des personnes juives et musulmanes et de créer un cadre commun de confiance dans lequel elles pouvaient se rencontrer et déconstruire leurs propres préjugés sur l’autre. C’était aussi l’occasion de montrer que le judaïsme et l’islam en Allemagne étaient vécus aujourd’hui de plusieurs manières, notamment artistiques.

  1. La mémoire comme point de départ 

Les organisations interconvictionnelles sont unanimes : la mémoire doit faire partie des programmes qu’elles proposent, c’est un élément essentiel du parcours éducatif, en particulier dans le contexte allemand. Pour apprendre à se connaître, il faut aussi connaître les passés respectifs de chacun·es. Forum dialog et Dialogue perspectives sont deux organisations qui mettent en place divers programmes liés à la mémoire, Forum dialog étant une organisation qui s’adresse aux jeunes et qui leur permet d’instaurer des discussions et débats sur plusieurs sujets de société et Dialogue Perspectives un projet de la fondation Leo Baeck dédié au développement de nouvelles et innovantes formes de dialogue interconvictionnel.

Si le travail de mémoire est important, il doit être renouvelé, diversifié et doit donner lieu à un véritable dialogue des mémoires. C’est le choix qu’a fait Dialogue Perspectives mais également le réseau neue deutsche organization (ndo) dont Karim, le fondateur, nous a partagé l’importance d’apprendre les différentes histoires, de partager les différentes mémoires afin de comprendre les processus de discriminations différentes que chaque personne pouvait vivre.

Conclusion

L’investissement des villes comme Berlin dans les mémoriaux et autres pratiques mémorielles est essentiel pour asseoir comme une évidence la reconnaissance du passé et le refus de voir les violences de masse se reproduire. Cependant, les pratiques mémorielles doivent être vues comme un point de départ à la rencontre, à l’action concrète, afin d’être ancrées dans le présent. Les organisations interconvictionnelles l’ont bien compris, et lorsqu’elles mettent en place des actions mémorielles, celles-ci vont systématiquement avec des actions interconvictionnelles, de rencontres et de création de liens. Ces organisations refusent de laisser la grande Histoire et la mémoire nationale comme gelées et extérieures à leur travail. Plus qu’un “devoir de mémoire” à la française, elles mettent donc en place  un “travail critique sur le passé” (Aufarbeitung der Vergangenheit”), concept si cher à l’Allemagne, en confrontant et en permettant le dialogue des mémoires individuelles. 

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