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Géorgie [s04e05]

Bienvenue en Géorgie, un pays historiquement constitué d’une véritable mosaïque de groupes ethniques : les Grecs, les Arméniens, les Turcs, les Perses, les Abkhazes ou les Ossètes ont été présents aux côtés des Géorgiens sur le territoire depuis des siècles, et ont contribué à la construction de la nation.

Patriotisme radical et construction nationale

Pendant la période soviétique, lors du rattachement de la Géorgie à l’URSS, le gouvernement a lancé une véritable politique de rejet des minorités ethniques en imposant un récit national patriotique et excluant. En 1991, le président Gamsakhourdia a déclaré l’indépendance du pays et mis en place une politique ultra-nationaliste extrémiste persécutant les minorités. En réaction, des mouvements séparatistes, soutenus par la Russie, ont vu le jour au sein des ethnies abkhazes et ossètes : les deux régions d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud se considèrent aujourd’hui comme des territoires indépendants, toujours en guerre avec Tbilissi (la capitale du pays). Plus de 17% du territoire géorgien ne répond plus au gouvernement, et une partie est occupée militairement par la Russie.

Cette situation de sécession explique le rapport particulier à la nation entretenu par les Géorgiens. Nous avons entendu, lors de notre séjour, que l’instabilité liée aux mouvements sécessionnistes et à l’occupation du territoire entraînait une forme de crispation identitaire au sein de la majorité. Les Géorgiens orthodoxes se sentent mis en danger et répondent entre autres par un patriotisme radical, et la diffusion systématique d’une image lisse de leur pays : « ici, émettre une critique ou même un doute envers un comportement social ou une politique, c’est souvent considéré comme un acte anti-Géorgien, une traîtrise. On est pour ou contre, pas entre les deux » nous a expliqué Andria, une jeune femme que nous avons rencontrée.

Nous avons fait une expérience qui nous a confirmé ses dires : lors d’un entretien avec l’une des associations rencontrées sur place, on nous a assuré fièrement que « la Géorgie est le seul pays au monde où il n’y a absolument pas d’antisémitisme ». Or le lendemain, nous avons discuté avec Giorgi, un membre du Center for Participation and Development, et il nous a raconté qu’en 2018 son collègue Vitali Safarov a été assassiné en pleine rue par deux néo-nazis en raison de son identité juive. L’image qui nous avait été donnée du pays était donc largement romancée et lissée. Les meurtriers ont été jugés, leur procès a été très médiatisé, mais leur acte n’a pas été reconnu comme un crime de haine : ce chef d’accusation n’a jamais été retenu dans toute l’histoire de la Géorgie, en partie pour ne pas véhiculer une image négative ou désunie du pays.

Heureusement, certaines organisations dénoncent ces dérives et luttent contre la radicalisation des jeunes susceptibles de rejoindre des groupuscules d’extrême-droite. Le Center for Participation and Development, par exemple, se rend dans des établissements scolaires pour propager un contre-discours : leur démarche n’est pas de remettre directement en question l’idéologie proposée par les néo-nazis mais de montrer quelle vie attend ceux qui les rejoignent (délinquance, prison, rejet social), pour donner aux jeunes l’opportunité de choisir une autre voie que celle de la haine.

Faire face aux discriminations structurelles et étatiques

En plus des limites juridiques de la non-reconnaissance des crimes de haine, l’Etat géorgien est à l’origine d’un certain nombre de discriminations envers les minorités, qui touchent différentes thématiques. Des régions qui sont peuplées presque entièrement par certaines ethnies comme les Abkhazes ou les Arméniens sont privées de services publics, et ne reçoivent l’électricité que depuis récemment. Des lieux de cultes sont confisqués à certaines communautés pour être redistribués à l’Eglise orthodoxe, qui obtient par ailleurs beaucoup plus facilement des permis de construire ou des réductions de taxes. Les manuels scolaires sont souvent très peu représentatifs de la diversité du pays, et le traitement des minorités y diffuse un bon nombre de préjugés.

Lors de notre séjour en Géorgie, nous avons rencontré Mako, de l’Institut pour la Tolérance et la Diversité, qui nous a parlé de ces discriminations étatiques. Son organisation propose principalement du conseil et de l’accompagnement juridique gratuit sur différents sujets liés à des discriminations religieuses, raciales ou ethniques dans le pays, et notamment les inégalités d’accès à la propriété, la restitution des biens confisqués sous la période soviétique, la construction de lieux de cultes, la discrimination bancaire ou encore les difficultés d’obtention de permis de résidence. Elle promeut des réformes substantielles du système éducatif, pour l’inclusion des thématiques liées à la diversité culturelle dans les programmes d’histoire, d’éducation civique et de littérature. L’Institut pour la Tolérance et la Diversité a développé une collection de manuels, « School of Tolerance », utilisée par des professeurs du secondaire et de l’enseignement supérieur.

Dynamiques interreligieuses et intercommunautaires en Géorgie

Les communautés ne coexistent pas de manière très active. Dans les faits, elles vivent dans des espaces géographiques différents et les échanges ne sont pas réguliers. A Tbilissi, la diversité est particulièrement palpable, les églises côtoient partout les synagogues et les mosquées, et on trouve même des sunnites et chiites priant dans une même enceinte. Pour autant, cette diversité n’induit pas une capacité évidente à vivre ensemble : les préjugés et les stéréotypes à l’égard des identités ethniques et religieuses prolifèrent dans la société. Mais nous avons eu la chance de rencontrer énormément de personnes inspirantes, engagées pour une meilleure connaissance mutuelle des différentes communautés religieuses.

Nous avons pu interroger Rusudan, la pasteure de l’Eglise évangéliste baptiste de Tbilissi. Elle a lancé en 2013 la « Peace Academy » pour lutter contre une vague d’islamophobie violente en Géorgie. Pendant 10 jours, des enfants de 11 à 15 ans de religions différentes sont invités à échanger sur leurs pratiques et leurs croyances et à mener des actions sociales ensemble. Ensuite, les jeunes membres du programme continuent de se réunir régulièrement, et ils ont même développé d’autres groupes interreligieux d’activités artistiques, comme une troupe de théâtre ou un groupe de danse. Chaque année, une équipe de photographes en herbe de différentes religions et convictions parcourt le pays pour créer une exposition, dont le thème évolue d’un an à l’autre : « everyday life of interfaith communities », « sacred places » ou « interfaith women ». Ce sont les jeunes qui choisissent la thématique de l’exposition pour l’année suivante. Son église, la « cathédrale de la paix », a accueilli les vagues de réfugiés tchétchènes dans les années 90, et a permis à la communauté de vivre ses premières expériences interreligieuses en échangeant avec les familles arrivées en Géorgie dans ce cadre. Pour continuer ce travail, l’église a décidé d’ouvrir les deux salles sur les côtés de son autel pour construire une mosquée et une synagogue : c’est l’un des seuls lieux au monde qui abrite sous un même toit les lieux de cultes de trois religions différentes. L’expérience va même plus loin : c’est la communauté juive qui finance la mosquée et la communauté musulmane qui finance la synagogue.

L’Institut pour la Tolérance et la Diversité a également un certain nombre de programmes pour endiguer la prolifération des préjugés. Ils ont créé une plateforme multimédia, « Images of Diversity » : à travers des vidéos, des photos ou des articles, elle permet à des personnes de différentes identités religieuses, ethniques ou nationales (surtout des jeunes) de parler de leurs vies de tous les jours, de donner des exemples de leurs échanges interculturels et de partager les formes de discriminations auxquelles elles font face. La plateforme propose également une série de vidéos sur l’histoire et les traditions des différents groupes qui forment la Géorgie, leur répression pendant la période soviétique et les défis systémiques auxquels ils font face aujourd’hui. Le Center for Participation and development travaille aussi sur ces questions : il organise des camps de jeunesse qui rassemblent des personnes de toutes les communautés et de toutes les minorités de Géorgie et de plusieurs autres pays (Arménie, Azerbaïdjan, Ukraine, Russie). Chaque journée est consacrée à un groupe en particulier, qui peut choisir des activités pour partager sa culture et ses traditions (cuisine, histoire, langue, etc). Ils travaillent à déconstruire les préjugés et les barrières qui empêchent les jeunes de se rencontrer, et pour favoriser les rencontres improbables.

Nous avons donc senti une double dynamique lors de notre séjour en Géorgie : d’un côté, les politiques étatiques souhaitent envoyer des messages positifs aux minorités ethniques, notamment au travers du Ministère de réconciliation et de l’égalité civique, mais continuent les discriminations systémiques dans de nombreux domaines. Dans le même temps, la société civile s’organise et de nombreux citoyens et organismes s’engagent pour promouvoir l’égalité et une meilleure appréhension de toutes les communautés de la Géorgie.

Puissance et influence de l’Eglise orthodoxe

Pour comprendre les dynamiques interreligieuses du pays, il faut s’intéresser au poids de l’Eglise orthodoxe dans la société géorgienne. Ses liens avec le pouvoir sont très profonds et anciens : en 1991, lorsque le chef d’Etat Gamzakhourdia lance sa politique de dévalorisation des minorités religieuses, il ne garantit plus la citoyenneté géorgiennes aux non-fidèles de l’Eglise orthodoxe. Ensuite, sous le mandat du président Chevardnadze, l’Eglise orthodoxe de Géorgie engage une politique de conversion qui est encouragée par le gouvernement. En 2004, sous la présidence de Saakkachvili, certains symboles nationaux sont changés et le nouveau drapeau tire ses origines des Croisades.

Ce statut particulier explique en partie que l’Eglise orthodoxe de Géorgie s’oppose à toute évolution vers le pluralisme religieux. Ses responsables ont pour la plupart été formés à Moscou pendant la période soviétique, et restent très proches de l’Eglise orthodoxe russe. Nous avons bien constaté que la plupart des organisations interreligieuses d’Ukraine ne parviennent pas à travailler avec l’Eglise orthodoxe, dont la communauté représente pourtant 80% de la population. Seul le Center for Development and Democracy a réussi à les intégrer à ses actions de manière durable, grâce à une raison structurelle : le centre travaillait à son origine uniquement avec l’Eglise orthodoxe, et s’est progressivement ouvert aux actions interreligieuses. Aujourd’hui, il organise des voyages de responsables orthodoxes, chiites, sunnites, arméniens et catholiques, à la découverte des institutions de gestion de la diversité dans les pays occidentaux. L’inclusion de l’Eglise la plus influente de Géorgie dans l’action interreligieuse reste donc un défi majeur pour le pays.

Notre séjour en Géorgie a été placé sous le sceau de la découverte : nous avions très peu de connaissances avant d’arriver, et nous avons été surpris par la diversité communautaire que nous y avons trouvée, la beauté des paysages de Tbilissi et la complexité des relations interreligieuses du pays. Nous avons été dépaysés par la langue incroyable de la Géorgie, qui n’a aucune racine connue et un alphabet qu’elle est la seule au monde à utiliser. Nous restons marqués par la rencontre de cette société culturellement si riche et diverse, encore tiraillée entre les influences russes et européennes, et un fort désir d’auto-détermination et d’unité.

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