ArticlesSaison 5

L’Amérique des Woods

L’Amérique des Woods – Rencontre avec une famille Navajo au cœur d’une histoire enfouie aux États-Unis d’Amérique

Vous savez, nous connaissons notre histoire. Certaines personnes pensent que nous n’existons plus, mais nous sommes toujours là. La nation Navajo compte aujourd’hui 400 000 membres et nous grandissons, nous sommes forts.” La puissance des propos de Kimberly contraste avec l’histoire d’oppression des “indiens d’Amériques” que l’on nomme aujourd’hui les populations natives, les américains natifs ou populations autochtones. Les États-Unis se sont construits avec l’imaginaire de Thanksgiving, fête qui célèbre la réconciliation entre les populations natives et les colons, en oubliant souvent de mettre en lumière les parts d’ombres de ce récit national.

Ces tribus natives chassées, persécutées tout au long de la conquête de l’Ouest, prennent aujourd’hui la parole pour dénoncer ce “déni de mémoire”, un oubli de leur histoire. Avec Radia, Marie et Floriane, nous sommes allées à la rencontre de certain·es d’entre elles et eux afin de comprendre comment l’histoire des Navajos et les populations natives s’inscrit au cœur de récits singuliers, comment la construction de la paix peut apprendre de leurs traditions et en quoi l’histoire de cette famille Navajo met en lumière les défis actuels en termes de paix aux États-Unis et chez nous en France.

Les Woods, Kimberly, Aaron, Kat nous ont ouvert les portes de leur maison, de leur intimité, en ce début de décembre 2021. Nous avons réussi à joindre la famille grâce au travail d’Aaron à la ASU (Arizona State University), une très grande université à Phoenix, où il aide les enfants des populations natives à s’intégrer. Il nous a montré des vidéos sur la langue Navajo, puis nous avons réalisé un skype avec sa famille avant de partager un petit-déjeuner avec elles et eux le 5 décembre 2021. Pour compléter leurs témoignages, nous sommes allées à la rencontre de Cher, militante pour la reconnaisance du génocide des enfants des peuples natifs et de Loren, chef du clan du soleil de la tribu Hopi.

Une famille réceptacle d’une Histoire de persécution

Vivre et sortir de la réserve

Les Woods sont des Navajos, ils appartiennent donc à une nation semi-indépendante au cœur des États-Unis, qui représente aujourd’hui 400 000 personnes. Les Navajos se nomment eux-mêmes “Diné”. Beaucoup d’entre elles et eux vivent encore dans une réserve, un territoire semi-autonome de 71 000 km2, entre l’Arizona, l’Utah et le Nouveau-Mexique. Une partie de la famille d’Aaron vit encore dans la réserve. Aaron y a grandi et Kimberly y retourne souvent. Il et elle s’y sont épanoui·es même si les conditions de vie y sont très difficiles. Sur une vidéo, nous découvrons leur famille gardant un troupeau de chèvres. À l’écran, des paysages à couper le souffle défilent. Cette réserve Navajo a été conçue en 1864 suite à un traité entre le nation Navajo et le gouvernement fédéral. Pourquoi ce traité ? Au moment de la conquête de l’Ouest, les Américains natifs furent chassées de leurs terres. Elles avaient déjà été persécutées par les colons espagnols au début du siècle et c’est en 1863 que plus de 10 000 Navajos sont alors déporté·es par l‘United States Army pendant plus de 20 jours. Ce moment est connu sous le nom de la “Longue marche”. Beaucoup de Navajos meurent alors d’épuisement et les plus faibles ralentissant le groupe sont exécuté·es. Puis, à la fin de la marche, 8 570 personnes sont emprisonnées dans le camp de “Bosque Redondo” jusqu’à la signature du traité entre les Navajos et le gouvernement.

Aujourd’hui, la nation Navajo a ses propres lois et est dotée d’un président. Par exemple, “Les Navajos refusent d’appliquer la peine de mort et ils et elles se sont mobilisé·es pour s’opposer aux exécutions.” ( Article du Monde, 2020). Cela peut créer des conflits comme en 2020, où un Navajo a été jugé et condamné par l’État fédéral à la peine capitale. Le droit de propriété n’est pas le même au sein de la réserve que dans le reste du pays. Kimberly explique que c’est par l’obtention de la propriété que beaucoup d’Américain·es s’enrichissent. Or, dans la réserve, il n’est pas possible d’acheter une propriété car les terres appartiennent au gouvernement américain. Ceci empêche la sortie de la précarité de ces populations natives. La propriété des terres au sein de la réserve comme hors réserve soulève encore de nombreuses questions. Le territoire des Navajos est encore contesté par l’industrie minière et Donald Trump a pendant son mandat réduit les zones protégées. Aaron nous explique également que les ancêtres sont la source de la sacralité du territoire Navajo. Ils y sont enterrés et leur esprit reste là avec la terre. Cette réserve signifie donc la relation de chaque Navajo avec les esprits des ses ancêtres, une relation sacrée. Leur enlever leur terre, c’est quelque part leur refuser la singularité de leur spiritualité.

Les maux des Navajos sont malheureusement aujourd’hui encore nombreux. Souvent, ces réserves sont extrêmement mal dotées en infrastructures, avec des problèmes d’accès à l’eau potable, ce qui est difficilement concevable pour nous quand on pense à un pays comme les États-Unis. Kimberly est justement avocate pour la nation Navajo pour l’accès à plus d’infrastructures essentielles. Elle voit les choses s’améliorer et se réjouit de la présence de Deb Haaland, une femme autochtone au sein du gouvernement Biden. Cette nation a été très touchée par l’épidémie du coronavirus et d’autres, plus silencieuses comme la pauvreté et le chômage. Dans certaines villes de la réserve comme à Kayenta, on compte 51,9 % de personnes en-dessous du seuil de pauvreté contre 14,5 % au niveau national. La drogue, comme la méthamphétamine, et l’alcool gagnent chaque jour du terrain. Les défis sont donc nombreux pour cette nation si longtemps persécutée à tous les niveaux et notamment pour sa culture à cause des boarding schools.

Boarding School

Carte des Boarding Schools

Les parents d’Aaron, les grands-parents maternels et la mère de Kimberly sont tous allé·es hors réserves dans des boarding schools. Les boarding schools sont des internats pour des enfants natifs qui ont existé de 1800 à 1955. Les enfants étaient souvent pris de force de chez leur parents pour aller dans ces pensionnats. Là-bas, on les nommait en leur donnant des noms “chrétiens”, on leur interdisait de parler la langue d’origine de leur tribu. Leurs cheveux étaient coupés et leurs habits traditionnels interdits. Ils devaient aller à la messe et ne plus suivre les rituels traditionnels des différentes tribus natives. Voici une carte de l’ensemble des boarding schools que nous avons pu découvrir au Heard Museum à Phoenix.

Par exemple, en 1892, Richard Pratt fixe l’objectif de la politique américaine d’assimilation forcée et de détribalisation de ces boarding schools sous la prescription “tue l’Indien en lui et sauve l’homme”. Le problème de ce modèle assimilationniste, c’est qu’il est en fait l’arbre qui cache la forêt. Pour être américain, il semblerait qu’il faille avoir un certain nom, une certaine religion, une certaine langue. Ce qu’il signifie ici, c’est l’extermination à bas bruit d’une culture.

Aujourd’hui, les boarding schools ont des répercussions directes sur la nation Navajo comme l’explique Kimberly :”Par exemple, nos deux parents ont grandi dans des internats. Aucun d’entre nous ne connaît notre langue couramment et beaucoup de gens de notre âge sont dans le même cas. Notre langue est en train de connaître un renouveau, et maintenant plus de gens l’apprennent, notamment les plus jeunes.” Pour éviter l’extinction totale de la langue Navajo, à partir de cette année, les écoles doivent enseigner le Dineh, la langue navajo, en plus de l’anglais. Aujourd’hui, “lever le voile sur le traumatisme infligé à des générations d’Amérindiens, est l’un des premiers chantiers sur lesquels travaille Deb Haaland, la nouvelle ministre de l’Intérieur.” d’après le magazine Geo. Cependant, pour lever le voile sur un traumatisme, encore faut-il savoir qui il concerne. Or, aujourd’hui “être Navajo” n’est pas donné à toutes les personnes qui se réclament de cette culture.

Que veut dire être Navajo ? Une culture condamnée à disparaître ?

Papier d’identité Navajo d’Aaron

La famille Woods est Navajo car elle possède un papier qui la définit comme telle. Ci-contre, Aaron a bien voulu qu’on en prenne une photo. C’est le gouvernement des États-Unis qui exige ce document et c’est aussi par ce biais que la tribu peut compter ses membres. Pour être Navajo, il faut posséder au moins 25% de sang Navajo, c’est-à-dire qu’il faut avoir au moins un grand-parent 100% Navajo. Or, par exemple, Kat, la fille de Kimberly et belle-fille d’Aaron, est 25% Navajo puisque son père est un américain sans racine autochtone et sa mère a 50% de sang Navajo. Si elle se marie avec une personne autochtone d’une tribu différente, ses enfants ne seront pas reconnus comme natifs et ne le seront pas non plus s’il s’agit d’une personne sans racine autochtone.

La conservation de ce type de politique américaine soulève deux problématiques. D’une part, elle réifie l’identité Navajo. Être Navajo serait avoir un dosage assez important de “sang Navajo”. Cela nous rappelle, bien entendu, les pires heures de l’histoire. Comme si le sang, la lignée, fixait ce que nous sommes. Comme si un papier définissait notre culture. D’autre part, elle semble destiner cette nation à une fin imminente. Dans 10 générations, il n’y aura plus de “Navajo” à proprement parler, si la tribu intègre petit à petit la société américaine au sens large. Or, s’ il n’y a plus de Navajo, il n’y a plus de réparation. La question des réparations, c’est-à-dire la restitution des terres et les indemnités face aux politiques d’assimilation forcée, est pourtant une clé pour sortir de cette spirale d’oppression. Cher, une militante pour la reconnaissance du génocide des personnes natives affirme que le gouvernement ne fait preuve actuellement d’aucune réelle volonté en ce qui concerne une reconnaissance de la persécution des populations natives qui permettrait d’atteindre de telles réparations.

Aaron, Kat et Kimberly portent donc en lui et elles les traces de cette Histoire qui fait de la fierté de leur identité presque un renversement du stigmate. Cette fierté est en quelque sorte l’une des manières de faire vivre coûte que coûte leur culture. Cependant, ce qui est passionnant, c’est de découvrir que l’appartenance à la culture Navajo n’a pas la même signification pour Kat, Aaron et Kimberly et cela est notamment très lié à la religion.

II. Entre chrétienté et traditionalisme : un retour aux sources ?

En tant que personne Navajo, tu pries constamment. Tu pries quand tu es dans le train, quand tu marches, quand tu conduis ta voiture, tu es toujours dans une sorte de relation spirituelle.” affirme Aaron. Cette présence du spirituel était palpable dans toute leur maison mais chaque membre de la famille la vit d’une manière unique. Les Woods nous ont expliqué que les populations natives sont partagées entre trois religions : l’Église protestante, la Native American Church (NAC), qui reprend des rites de nombreuses tribus comme le tipi, et les traditionalistes.

L’importance du protestantisme chez les parents

Aaron et Kimberly nous ont raconté l’importance du christianisme dans leur vie et le fait que la spiritualité navajo enrichit leur ferveur. “Nous ne nous contentons pas d’aller à l’église et d’en rester là, mais nous portons nos valeurs spirituelles au quotidien.” ; “Je pense que c’est la grande différence avec le fait d’être chrétien Navajo, c’est que je suis dans une relation entre vous et moi, mais aussi avec entre moi et ma tribu, moi et mon peuple. J’aime les gens et j’essaie d’être ami avec ceux qui sont ignorés. J’essaie d’être ami avec eux.” commentait Aaron avec intensité.

Ainsi, même si beaucoup des personnes natives sont chrétiennes, elles conservent une spiritualité, des rites et des traditions ancestrales liées à leur héritage. Il ne faut pas oublier que les Navajos sont devenus chrétiens suite à l’expérience des boarding schools. Kimberly nous dévoile que sa grand-mère a été envoyée dans une école de missionnaires où elle a été convertie. “Et quand les missionnaires sont venus dans la réserve, elle est allée dans une école missionnaire hors de la réserve.” Dès lors, la famille de Kimberly est devenue chrétienne mais sa fille revient elle vers une spiritualité traditionnelle Navajo.

Une jeunesse native à la recherche de ses racines

Kat, la fille de Kimberly, s’est longtemps cherchée spirituellement avant de comprendre au lycée qu’elle ressentait des choses liées à la spiritualité Navajo. “Je suis arrivée à ce moment vraiment critique de ma vie, et j’ai suivi ce que vous pourriez dire “être un signe”. On les appelle des chaînes. Elles représentent une forme de protection. Elles sont liées à la foudre et à d’autres choses. Quand vous les voyez, c’est considéré comme une bénédiction. À partir de ce moment-là, d’autres choses dans ma vie se sont mises en place de manière parfaite. Vous savez, quand c’est si difficile ? Et j’ai senti que je devais suivre cette voie” explique Kat. Elle se rapproche petit à petit de la tradition mais l’accès au savoir est difficile : “Ce n’est pas un chemin facile et c’est très secret. Si vous ne connaissez pas quelqu’un qui sait, qui a la connaissance, vous ne pouvez pas apprendre pas vous-mêmes. Il n’y a pas de livre pour saisir la profondeur de la spiritualité Navajo. ” Kat s’est, par exemple, retrouvée à l’hôpital en réalisant une cérémonie avec des herbes traditionnelles qu’elle a mal dosées. Apprendre la spiritualité Navajo n’a pas été chose aisée.

Ses parents la soutiennent et lui ont offert pour la cérémonie de son diplôme une plume qui revêt une symbolique spirituelle pour Kat. Le traditionalisme Navajo est très lié à l’histoire de la création du monde suivant un mythe fondateur d’après lequel “Coyote” , un esprit avec de mauvaise intention, a créé le premier homme et de la première femme à partir de pollen. Le chiffre 4 revêt une importance presque divine dans la spiritualité navajo : quatre directions, quatre couleurs, quatre montagnes sacrées. On retrouve d’ailleurs ces quatres couleurs dans le symbole spirituel ci-contre : jaune, rouge, noir et blanc, qui représenteraient les 4 nations du monde. La spiritualité navajo est fondée sur le culte de la nature et de l’harmonie (« hozho ») qu’elle recèle.

Cette conversion religieuse ne se fait pas sans bruit comme l’exprime Kat : “Depuis que je fais ça, j’ai beaucoup grandi spirituellement et certaines parties de la famille ont peur que je sois traditionnelle. La division peut être très dure. Une famille, une plus grande famille, peut être divisée entre ceux qui sont traditionnels et ceux qui ne le sont pas. Chaque côté peut être diabolisé de cette façon.” Ainsi, la coexistence entre les religions ne se fait pas sans tumultes, même si la bienveillance règne au sein de sa famille nucléaire. Ces conflits intra-familiaux entre traditionalistes et chrétien·nes peuvent s’expliquer par l’importance prise par la religion et la spiritualité dans la culture native.

Une spiritualité très présente

Ainsi, le type de religions diffère suivant les Navajos mais la spiritualité est bien quelque chose de central et fédérateur pour la famille Woods. Ce peuple persécuté pendant tant d’années semble tirer sa force d’une tradition ancestrale. Il faut donc interroger cette tradition à l’aune des défis de la société américaine pour comprendre quelles ressources précieuses cette nation a à nous partager.

La spiritualité est tout d’abord présente au travail, ce qui peut surprendre nos esprits franco-centrés. Kimberly travaille pour le gouvernement Navajo et avec beaucoup de personnes traditionalistes. Elle nous explique qu’avant chaque réunion, quelqu’un·e prie. Même si beaucoup de Navajos sont aujourd’hui chrétien·nes, l’État respecte les traditionalistes. Kimberly explique que son manageur donne un jour de congé ou quelques heures de temps de pause quand il y a une éclipse. “Les temps d’éclipse, c’est comme si la Lune mourait, mais aussi le Soleil et ils font l’amour. Donc vous êtes censé·es traiter ce temps comme un temps sacré et il y a une série de choses que vous ne pouvez pas faire. Tu ne peux ni manger, ni dormir, ni sortir. “

La spiritualité est aussi présente pour beaucoup de cérémonies. Le cousin d’Aaron a célébré pour sa fille la “Cérémonie de passage” à 12 ans, où elle doit rentrer en contact avec l’esprit divin de “la femme changeante”. Elle se passe souvent dans un “hogan”, une maison traditionnelle pour les Navajos. Il s’agit d’un rite de quatre jours après lequel une des divinités Navajo vivra en elle. Souvent, les Navajos cuisinent un gâteau au maïs en hommage au soleil. “Le peuple saint” sont les dieux Navajo et “Kinaaldà” est ce rituel de passage à l’âge adulte. Le chamane chante des chants sacrés. La jeune fille court alors pour symboliser le passage à l’âge adulte.

III. Apprendre des Navajos ou comment l’expérience et le savoir des Navajos peuvent aider la construction de la paix

Un concept de la justice et du “peacemaking”

Marine Bobin a réalisé sa thèse d’anthropologie sociale, sur la notion de “peace making” chez les Navajos. Elle explique que le système de justice des Navajos repose sur la notion d’harmonie, de beauté (hózho en Navajo qui se prononce “ojon”). “Quand un conflit émerge, c’est que cette harmonie, ce hózho, a été brisé. Par un travail de parole, afin de faire ressortir les problèmes, ce hózho pourra être restauré.” explique la chercheuse. La cérémonie de peacemaking se fait au sein du “hogan”, une petite hutte de pierre en présence des familles, en langue Navajo. “Après la prière, qui ouvre le début de la session, le peacemaker ou la peacemakeuse (nommé·e “naat’áani”, nom pour un leader dans la langue Navajo, ici un juge ) chargé·e de guider l’assistance sur le chemin de l’harmonie, intègre, par analogie, les problèmes rencontrés dans la réalité au système de pensée mythique Navajo. Le “Naat’áani”, qui distribue la parole et pose des questions, est élu·e lors des réunions locales et est souvent un homme et une femme médecins.” Une des qualités recherchée est la probité. Cette personne accompagne et n’a pas un rôle ni de juge ni d’arbitre, mais permet l’émergence de la discussion. 

La phase finale consiste dans la réconciliation et une éventuelle réparation (“nalyeeh”), d’ordre financier ou symbolique, si un consensus est trouvé. La plupart des autres cas sont réglés dans des tribunaux tribaux, calqués sur les tribunaux états-uniens. Si on prend les statistiques, le peacemaking règle très peu de cas. Seulement 2,5% des situations présentées devant la justice Navajo sont réglées par le peacemaking. Cependant, depuis les années 1980, des éléments traditionnels sont repris dans les tribunaux pour en faire des “tribunaux de peacemaking”. 

Nous pouvons beaucoup apprendre du concept de “nalyeeh”, de réparation. La réparation peut être symbolique comme le pardon ou matérielle et elle est définie lors de la conciliation. Ici, le consensus est atteint après un temps long de discussions et d’échanges. Ce mode de gestion des conflits permet de décentrer notre regard. En effet, la justice européenne et occidentale porte souvent son attention sur la condamnation, sur  la peine sans que cela n’aide forcément les parties prenantes.La tradition Navajo aide ainsi à repenser la notion de justice et sa mise en pratique. Le “Naat’áani”, “peace maker et makeuse”, peut être aussi bien un homme qu’une femme. Ceci repose peut-être sur le fait que la nation Navajo est matriarcale, les femmes ayant un ascendant historique sur les hommes. 

Une tradition matriarcale : une économie de l’intime qui peut nous donner des leçons

Kimberly nous raconte avec émotion, la fierté de ce qu’elle a construit, de sa maison. Pour elle, cette maison, c’est toute sa vie. Elle incarne la sortie de la pauvreté qu’elle a vécue étant jeune au sein de la réserve. Quand elle nous parle de cette réussite, elle a les larmes aux yeux. Sa maison représente bel et bien une ascension sociale indéniable. Cependant, il n’est pas rare de trouver des femmes Navajos propriétaires. La propriété foncière s’hérite historiquement par les femmes chez les Navajos. Kat met en avant cet aspect de la culture avec fierté : “Nous sommes une société matriarcale naturelle et matrilinéaire. Les femmes ont la propriété de la terre. ”Or, nous savons aujourd’hui qu’une des plus grandes inégalités entre les hommes et les femmes dépend du capital. Les hommes héritent plus souvent des terres et des entreprises familiales.  Dès lors, la nation Navajo nous permet d’entrevoir qu’un nouveau système de propriété est possible.

Ouverture sur le monde face à une Amérique qui se ferme

Enfin, ce qui m’a marquée chez les Woods, c’est leur ouverture sur le monde. Il et elles nous ont parlé longuement des deux étudiants étrangers japonais et brésilien qu’ils et elles ont reçu pendant un an. “Moi, j’aime les gens comme vous. J’aime les gens de cultures différentes. J’aime la géographie. J’aime l’histoire. J’aime les voyages. Et j’aime regarder un globe ou une carte et voir où je vais.“ déclame Aaron. Le fils de Kimberly, Michael, est actuellement en Lettonieet la famille a beaucoup voyagé.

Cette ouverture vers le monde est à l’opposé des propos du précédent président des États-Unis. Kimberly nous explique son ressentiment vis-à-vis de lui : “Nous, Navajos, avons passé un moment très difficile. Beaucoup d’entre nous l’ont dit. Nous ne le détestons pas, mais nous avons toujours ressenti comme une attitude terrible envers les personnes de couleur, les personnes natives. Il était juste horrible. Il était irrespectueux. Il était très égoïste et parfois, la majorité des chrétien·nes blancs et blanches le soutenaient. Et pour moi, en tant que chrétien·ne, cela m’a rendue très malade. Quand le président Trump est venu ici à Gilbert, nous sommes allé·es à la réunion où nous avons protesté. Nous avons protesté contre lui !” Même si les choses s’améliorent aujourd’hui, les revendications ne s’arrêtent pas avec l’administration Biden : “Nous voulons davantage d’indépendance et nous voulons que le gouvernement fédéral et que les États-Unis respectent la nation Navajo en tant que souverain indépendant.” Après tant de générations persécutées, spoliées, le mot juste pour décrire la protestation de Kimberly face à Trump est peut-être à trouver au cœur de leur tradition. La recherche de “réparations” pour accéder au hozo, à cette harmonie, représenterait enfin le respect des Navajos, de leur culture et de leur histoire.

Conclusion

Tellement de questions et d’interrogations me sont venues à l’esprit après cette rencontre. J’ai regardé cette famille avec les yeux de ma propre histoire familiale. Quand les Woods nous a parlé de l’exil forcé des populations natives, j’ai pensé à l’exil forcé de mon grand-père d’Allemagne en tant qu’Allemand juif. J’ai aussi observé ces politiques assimilationnistes des boarding schools, au regard des débats télévisés avec Eric Zemmour en France et la proposition ridicule et pourtant si révélatrice d’une idéologie délétère du changement des prénoms. J’ai été bousculée par l’évocation du génocide des juifs quand Cher, la militante, a parlé du génocide des “indiens d’Amérique.” Il faut bien sûr interroger ses biais quand on fait un tel voyage d’étude, mais aussi accepter que nos apprentissages de l’ailleurs en disent finalement beaucoup sur notre histoire personnelle et nationale.

En effet, une amie m’a appris que la comparaison a deux facettes : une heuristique, qui nous permet de renouveler notre regard sur notre propre histoire, et une toujours imparfaite, car deux histoires singulières ne peuvent se correspondre. Faisons le pari du premier aspect, acceptons la comparaison et interrogeons le “modèle assimilationniste” à la française pour ne pas perpétuer les mêmes erreurs. Soyons là aux côtés de celles et ceux qui luttent pour la reconnaissance de leurs droits et de leurs histoires. Ouvrons les portes de l’Histoire de France, de la guerre d’Algérie notamment, pour y découvrir ses faces les plus sombres, sans tomber dans l’aporie, mais en pensant les réparations à l’aune du concept de “réconciliation et de peacemaking” des Navajos. Reprenons les mots de Jill Biden en 2021 en visite chez les Navajos : “C’est à nous tous, ensemble, de trouver le chemin du retour vers le hozho”.

Bibliographie : pour aller plus loin

  • Inspirations sociologiques et philosophiques :
    • Séphane Beaud – La famille Belhoumi – une « monographie de famille » : “l’enquête dans une famille constitue une forte intrusion dans le monde privé des enquêtés, elle est tout sauf un événement banal” . C’est de là que m’est venu l’idée de m’intéresser à une famille nucléaire pour faire une histoire plus large de la civilisation Navajo.
    • Christine Detrez, Karine Bastide – Nos mères – Dans ce livre sociologique, elle s’intéresse à l’histoire de sa propre mère pour dire et expliquer l’Histoire et la sociologie des femmes en France.
    • Zelizer – “Intimité et économie”
    • Céline Bessière, Sibylle Gollac – Le genre du capital, Comment la famille reproduit les inégalités
    • Bourdieu parlait d’”habitus historicis”, pour ces principes et catégories qui régissent notre comportement et qui sont régis par l’histoire. C’est pourquoi je m’intéresse à l’histoire des Navajos pour comprendre l’”habitus” des Woods.
    • Paul Ricœur – La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, 2020
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